Portait Narratif
Véronique Luddeni

vendredi 18 octobre 2024

Véronique LUDDENI est vétérinaire dans le Mercantour, au-dessus de Nice. Spécialiste de la faune sauvage, elle œuvre depuis trente ans pour la protection du loup en Europe et du guépard en Afrique.

Cheffe de clinique canine-rurale dans la vallée de la Vésubie, elle a contibué à la création du Parc Alpha afin de permettre au grand public de découvrir les loups dans un habitat naturel.

J’ai rencontré Véronique il y a plus de quinze ans. A l’époque, je dirigeais un organisme national de formation en santé animale et Véronique était l’une de ses administratrices. Nous sommes vite devenues amies. Dans un milieu un peu corseté, nous détonnions par notre franc-parler. Mais il m’a fallu développer ce projet de portraits narratifs, des années après notre rencontre, pour mieux explorer sa passion pour la faune sauvage et son quotidien au service de cette cause.

Je suis heureuse de partager avec vous le portrait narratif d’une femme habitée par sa réflexion, sa pratique et son engagement qui nous parle d’animalité, de sauvage et d’instinct comme des horizons de réconciliation entre humains.

Très bonne lecture à chacun.e !

Christelle HIDE

Mon amour pour la faune sauvage a commencé vers l’âge de sept ans dans le Mercantour. Les randonnées en famille avec des personnes inspirantes…Des amis, mes parents. Pour moi, c’était une faune sauvage européenne et de montagne que je côtoyais et qui m’enchantait. Admirer les chamois, les bouquetins, les marmottes. La métamorphose des grenouilles que j’ai toujours adorées ! Des animaux pas « exotiques » au sens où la plupart des gens l’entendent mais tout de même sauvages. Auprès desquels j’ai aimé me poser et qui m’ont bouleversée. En grandissant, j’ai cherché à protéger cette faune en devenant vétérinaire.

– Toi qui la côtoies depuis si longtemps, pourrais-tu me donner TA définition de la faune Sauvage, Véronique ?

– Faune sous-entend « exotique ». Sauvage : l’animalité, l’instinct. Faune Sauvage s’oppose à « faune domestique » que l’homme a « créée », élevée autour de sa maison. Dans « faune sauvage » il y a toute une imagerie de dangerosité, de différences, d’animaux potentiellement vecteurs de maladie, aussi…

Mais pour moi, la faune sauvage c’est surtout ce qu’il y a à côté de nous, du plus petit insecte au grand prédateur comme le lion, le guépard et le loup. Qui vit, en utilisant comme nous – mais de manière beaucoup plus douce et pondérée – les sources de la nature dans un équilibre de hiérarchie alimentaire et de partage. C’est ce qui est hors système, en fait ! Et c’est pour cela que ces animaux envoûtent et inquiètent.

– En te retournant sur ces décennies au service de cette faune, comment qualifierais-tu aujourd’hui le sens que tu mets dans ton engagement auprès d’elle ?

Lui trouver une tribune. Lui assurer une place, une protection et lui redonner une réalité. C’est une marque de respect primordiale lorsqu’on vit dans un milieu naturel entouré d’autres vivants. Pour rendre l’homme meilleur, aussi.

Redonner sa place à la faune sauvage, c’est redonner sa place à l’Homme dans un milieu que l’on doit partager.

– Humm, je comprends…Quelle est ta conviction profonde derrière cet engagement ?

– A 24 ans je me suis installée en montagne, partie de ma cité niçoise d’origine, certaine que l’on pouvait avancer par petits pas pour sensibiliser un maximum de gens à regarder le sauvage qui nous entoure. Même en ville. Le regarder. Accepter aussi cette part qui s’exprime en nous par les odeurs, les phéromones, la sexualité…Nous avons voulu les écrêter du fait de l’importance des émotions qu’elles généraient mais c’est source de beaucoup de mal-être et d’anxiété pour nous, à mon avis. Le sauvage est imparfait et ne répond à aucune prédiction. A vouloir être parfait l’Homme s’est perdu. Se retrouver passe par la reconnaissance de ce fonctionnement.

Pourrais-tu me parler des actions concrètes que tu mènes pour honorer cela ?

– En tant que vétérinaire je soigne et mène des réflexions sanitaires « Faune Sauvage et Faune Domestique » au Parc (NDLR : Diminutif pour parler du Parc du Mercantour)

J’agis pour la cohabitation Homme-Animal entre le loup et l’élevage. Je soigne des loups blessés, je cherche des solutions pour les réinsérer. En tant que grands prédateurs, pour se nourrir, les loups attaquent aussi des animaux d’élevage que je soigne. Je passe du temps à parler à toutes les parties prenantes (bergers, habitants, syndicats, services de l’État, soigneurs) dans une médiation que je veux ouverte sans manichéisme. Il y a de la place pour chacun.

Entre 2007 et 2016, je suis également intervenue régulièrement en Afrique (Namibie, Botswana) sur la sauvegarde du guépard pour le Cheetah Conservation Fund. Travailler avec des éleveurs sur la prise de conscience que tuer le guépard n’apporte rien mais qu’ils pouvaient, par exemple, valoriser le tourisme à la place et sauvegarder le sauvage autour d’eux. Convaincre des éleveurs de récupérer les petits guépards lorsque leur mère était tuée pour les soigner dans les centres que nous mettions en place. Les accompagner à prendre des chiens de protection. Construire une vision de cette cohabitation, essentielle pour préserver les lieux de vie, les steppes, les marécages, les rares zones humides. Pour éviter la sécheresse.

Il est toujours difficile de se faire manger une brebis par un guépard, mais c’est la fameuse « part du lion » qui fait partie de notre existence...Certains éleveurs ont très bien compris que tuer ces animaux hors de vraies attaques relevait plus de la peur du sauvage que d’un vrai danger imminent et qu’ils pouvaient utiliser d’autres moyens pour se protéger : chiens, tirer en l’air pour éloigner le guépard. Certains éleveurs sont même entrés dans le programme de cohabitation Homme-Faune Sauvage de la Fondation ! On peut aller plus loin que nos automatismes de protection pour changer de regard même si je comprends les appréhensions de l’Homme.

Tu as dit qu’il y avait « de la place pour chacun » sans nier le sauvage, sans nier l’animal autour de nous mais aussi EN nous. Qu’il fallait vivre en cohabitant avec « cette part du lion ». De quelles certitudes chez toi ça parle à ton avis ?

– Tout cela a à voir avec l’aléas, la part du hasard, la partie intime, propriétaire que l’on doit donner à l’Autre. Celle qui doit exister dans le bon sens paysan, de vie qu’on a oubliée. Comme donner un bovin à la faune sauvage, par exemple.

Il y a aussi le fait que l’on veuille gommer le côté sincère que l’on a aussi fait disparaître dans les pratiques entrepreneuriales, managériales, politiques.

Être sincère, c’est presque être sauvage. Un sauvage doux, car le sauvage n’est pas forcément sanguinolant et affamé. Notre société se meure de ce manque de sincérité et de conciliation à l’autre. Là, réside une vraie prédation nuisible.

Si les combats de loups existent et peuvent être très violents, ils sont francs. Il s’agit de ce « cru et crade » comme quand on trouve un animal mort sur la route ou une marmotte mangée en montagne. C’est vrai, réel.

En fait, j’entends, depuis le début de notre entretien, que savoir qui nous sommes dans nos réalités sauvages t’interpelle et que recontacter cette nature est, pour toi, la façon de le faire…?

– Oui. Et développer notre instinct loin de l’opposition entre nature et culture. Pour moi, la culture est nourrie par la protection de la nature.

Et puis, il y a ce sujet de la mort aussi ! S’approprier notre finitude comme partie intégrante de notre nature. Aller vers une forme de sérénité de se dire que cela fait partie du cycle.

Bien sûr, il y a ce cri sauvage que nous poussons lors d’une mort injuste ou lorsque révolté, on constate cette nature qu’on abîme. Je peux moi-même crier très fort quand je suis en montagne. Jeune, à la mort de mon compagnon, mon cri sauvage m’a fait me sentir très animale. Rester en contact avec cette animalité m’a apaisée. Dans la temporalité douce de l’observation de l’animal sauvage, loin du mâle alpha charismatique qui combat violemment et qui renvoie une image terriblement réductrice de cette faune !

– Dans ta passion pour cette faune, il y a le loup dont tu es une des grandes spécialistes. Pourquoi le loup ?

– C’est un alignement des planètes ! A la fin des années 80, je faisais ma thèse expérimentale dans le Mercantour sur le croisement Mouflon-Brebis avec l’intention de succéder au vétérinaire en place qui n’appréciait pas la vie en montagne. A cette époque, il se disait que le loup était en train d’arriver mais c’était « secret-défense » au vu des peurs que cela engendrait. Il y avait beaucoup d’effervescence dans le monde politique et pastoral de ce fait. Beaucoup de fantasmes, aussi, et de réécritures de l’histoire du loup. En réalité, il suivait tout naturellement un corridor biologique pour trouver suffisamment de nourriture et d’espace pour croître en remontant l’arc alpin du sud de l’Italie jusqu’au Mercantour.

J’ai voulu dédramatiser la représentation cathartique du loup qui évoque souvent le Mal et la tentation sexuelle avec ses grandes dents menaçantes, là où Canis lupus italicus est un animal de 22 à 35 kilos qui se retrouve chez nous par un phénomène naturel et logique d’occupation d’espace, tout à fait typique du sauvage.

J’ai approfondi ma connaissance de cet animal pour dire ce qu’il était vraiment. Voilà comment je me suis sentie légitime à être « la fille de la coexistence et de la cohabitation ». (Rires)

Et puis, lorsque tu croises le regard du loup, ce tapis ombré, doré et lumineux, sans mouvements de paupières, c’est magnétique ! Hypnotique. Tu es obligée de te demander qui tu es. D’ailleurs, un jour, j’ai compris que l’animal nous regardait plus qu’on ne le regardait.

– Et cette prise de conscience qu' »il nous regarde plus », elle te convient ?

– Oui, complètement.

A chaque fois que je croise le regard d’un loup, j’ai l’impression qu’il me demande : « Qu’est-ce-que vous faites de nous ? ».

Pourquoi c’est toujours « le grand méchant loup » pour la société ? Ce n’est pas juste ! Ça résonne avec la question humaine, la question de l’étranger, de la différence, de celui sur qui on rejette systématiquement la faute.

– Finalement, comment qualifierais-tu ton engagement auprès du loup ?

Un étendard de protection de son image. Sans angélisme. Dans toute sa complexité. Il n’y a pas une semaine où je ne parle pas de lui. Pour lui rendre son identité, son authenticité et lui assurer une place en Europe.

– Je vois…Et ce que tu me racontes-là, Véronique, qu’est-ce que ça pourrait nous dire de toi ?

 – …(Silence)…Que je suis encore une enfant révoltée. (Larmes) Une partie de moi est restée dans son idéalisme et je suis fière d’avoir cette intégrité-là.

– Cette fierté, de cette intégrité, tu penses qu’elle pourrait parler de quoi, au fond ?

– Elle parle de rétablir les vérités par la science et mettre en avant la place du cœur et des émotions. Rien ne m’anime plus que des rapports humains sincères dans leur vérité. Bien sûr, comme nous tous, j’ai du mensonge en moi mais je veux tendre vers cette vérité du cœur, vers cette sérénité. Et le loup…m’aide beaucoup…